mardi 19 avril 2016

Joseph

Joseph – Marie-Hélène Lafon

Buchet-Chastel (2014)

Dans L’annonce, Marie-Hélène Lafon accompagnait les débuts d’un couple dans une ferme du Cantal, chacun des membres espérant une nouvelle vie, après des années difficiles pour elle et un quotidien morne pour lui. L’avenir était à eux, ils étaient remplis de la volonté de réussir quelque chose.
Avec Joseph, Marie-Hélène Lafon s’intéresse à un ouvrier agricole, qui travaille lui-aussi dans une ferme du Cantal, après avoir exercé son métier dans de nombreuses exploitations, dans des conditions souvent défavorables. Joseph a vécu quelques années avec une femme, Sylvie, mais leur histoire a mal tourné. Joseph a sombré dans l’alcool à plusieurs reprises mais il s’en est sorti. Son frère a préféré quitté la région et leur mère l’a rejoint. Joseph vit seul, au milieu de la famille de son employeur, il a retrouvé une certaine sérénité, il lui reste ses souvenirs. Il n’attend plus rien.

C’est un livre court, qui se lit d’une traite, et qui engendre une certaine mélancolie. C’est ainsi que l’on imagine la vie de ces ouvriers agricoles, qui ont toujours travaillé pour les autres, qui ne sont jamais installés et n’ont pas fondé de famille. Une vie sans joie, basée sur des tâches routinières, où la solitude a sa place, la plus grande place au fil du temps.


Douze pots, les géraniums dataient de la mère de la patronne, ils duraient depuis tout ce temps, ils étaient très rouges, avec des feuilles luisantes et raides, et on n’en voyait pas de plus beaux dans le pays, nulle part, plusieurs fois Joseph s’était fait cette réflexion ; l’été, dans le bourg ou à Riom tout le monde avait des géraniums mais cette variété plus ancienne devait être meilleure. Le tuyau de la laiterie était trop court pour atteindre les pots et, de toute façon, la patronne disait que rien ne valait l’arrosoir ou le broc, on ne mettait que ce dont la plante avait besoin, ni plus ni moins, et l’eau était à bonne température, moins froide qu’au sortir du tuyau, elle répondait ça au fils ou au patron quand ils proposaient d’installer un système plus commode. Joseph préparait l’eau après le repas de midi, avant de redescendre à l’étable, à la grange ou au pré, la patronne arrosait le soir juste quand le chaud du jour était tombé, et en traversant la cour pour aller manger Joseph ralentissait un peu pour attraper le parfum des géraniums qui restait suspendu dans l’air et aurait presque pu faire penser à un dessert sucré. (pages 54-55)
Une belle écriture, que j’ai pris plaisir à retrouver, en particulier lorsqu’elle évoque les paysages du Cantal.

Quelques compléments à écouter et à regarder sur le site de l'éditeur.

vendredi 1 avril 2016

Jusque dans nos bras

Jusque dans nos bras – Alice Zeniter

Albin Michel (2010)

Je suis de la génération qui ne peut pas accueillir toute la misère du monde mais l’inverse serait souhaitable et puis et puis je suis de la génération qui conduit des scooters, qui vole des scooters, qui peut payer des tests d’ADN pour retrouver ses scooters, je suis de la génération des 17 millions de personnes qui lisent de la presse people en France, et surtout je suis de la génération à qui on ne cesse de répéter qu’elle vivra plus mal, qu’elle vivra moins bien que, je suis de la génération du chômage, de la bulle immobilière, du camp de Sangatte, du Showcase, de la naturalisation monégasque, de la fuite des capitaux, du bouclier fiscal, de l’abolition des 35 heures, de la prime des transports, du logiciel Edvige et de l’interdiction des coups de téléphone sur simple soupçon que j’appartiens à une bande organisée, à une génération sans ordre, à la génération qui a perdu Kurt Cobain mais à qui on répète qu’elle peut gagner la bataille du pouvoir d’achat. (page 13)
Parce qu’il ne supporte plus les formalités du renouvellement régulier de son titre de séjour, Mad, un jeune malien, a décidé de tout faire pour obtenir la nationalité française. Mais ce n’est pas si facile et en désespoir de cause, il demande à Alice, la narratrice, qu’il connait depuis l’école maternelle, de l’épouser, pas pour un mariage d’amour mais pour un mariage blanc. Alice a accepté, parce que Mad est son meilleur ami, et parce qu’elle est révoltée par le racisme ambiant, par les mesures prises par le gouvernement et en particulier par l’action de Brice Hortefeu, parce qu’elle est contre la mise en place du fichier Edvige. Elle a accepté parce qu’elle se sent aussi coupable de la chance qu’elle a, elle qui est la fille d’une mère normande et d’un père algérien, et qui n’a, malgré sa moitié africaine, aucun souci à se faire sur ses droits à vivre en France. Mais dire oui à Mad, c’est facile, encore faut-il se préparer aux interrogatoires des services officiels qui veulent vérifier les motivations d’un tel couple mixte. C’est un vrai parcours de combattant sur lequel s’engagent Alice et Mad, essayant d’imaginer les questions qui pourraient leur être posées

Voilà rapidement résumé le fil rouge d’un livre enthousiaste et militant. Dans une langue puissante et moderne, Alice Zeniter revisite son enfance et son adolescence, raconte son désir de marquer sa différence, son envie d’être vue comme une algérienne, provoquant l’incompréhension de son père, qui lui, ne souhaite que s’intégrer dans la société française et pensait y avoir réussi. Avec Mad et l’Arabesque, sa copine du lycée, Alice forme un trio énergique et engagé, qui accompagne les combats de son époque et s’interroge sur sa place et son avenir dans la société, face au racisme et à l'intolérance. Alors que la solution du mariage blanc avec Mad s’impose très vite, Alice éprouve malgré tout des réticences, au fur et à mesure que la date approche. Que se passera-t-il si elle rencontre l’amour alors qu’elle est marié à Mad ? Même s’ils sont d’accord pour divorcer dès que ce sera possible, ce mariage est d’une certaine façon un renoncement à la liberté et Alice doute, même encore sur le perron de la mairie.

J’ai été un peu agacée au début de cette lecture par la langue utilisée par Alice Zeniter, ce parler jeune où je ne me retrouvais pas vraiment, différence de génération oblige ! Mais très vite, j’ai été emportée par les thèmes de fond de cette histoire. Comme l’héroïne de ce roman porte le même nom que son auteur et que les évènements évoqués sont très ancrés dans l’actualité, on pourrait croire qu’il s’agit là d’une histoire vraie et ça sonne d’ailleurs comme du vécu. C’est tout le talent d’Alice Zeniter qui s’exprime dans ce roman, qu’elle a écrit à vingt-trois ans, preuve d’une force de conviction et d’un appétit de vivre revigorants.


D'autres avis sur Babelio ainsi que les articles du Monde et de Télérama.
A lire aussi, une interview d'Alice Zeniter à propos de ce livre sur StreetPress.